Roman Miletitch
Artiste codeur, membre de l’équipe lauréate à Liège
Quel est votre rapport à la technologie ?
« J’ai un background digital, mais mon rapport à la technologie est inversé. Un exemple bête : je préfère prendre les escaliers que l’ascenseur ou les escalators. Pourquoi utiliser la technologie quand ce n’est pas nécessaire ? J’adore trouver des raccourcis pour se débarrasser de la technologie. Dans notre milieu, on appelle ça le concept du Magicien d’Oz. Tous les effets ont l’air d’être magiques, mais en soulevant le rideau on se rend compte que c’est le magicien qui tire les ficelles. Alors, quand on a un système technique très complexe à faire, généralement intelligent, on essaye de voir à quel point on peut le remplacer par un humain ».
C’est un peu à l’inverse de ce qu’on a l’habitude d’entendre, l’humain est généralement remplacé par la machine.
« Remplacer le travail par la technologie a un intérêt, à un niveau au moins capitaliste, ce qui malheureusement est une démarche générale. Mais il est très important de savoir si la technologie a une nécessité ou pas. En art, je trouve que c’est encore plus le cas. On va se dire que telle technologie existe, que ça va être génial et incroyable, mais cela va avoir un effet de miroir déformant : on va se rapprocher de la fête foraine ou du gadget. J’aime l’usage d’un nouveau médium, non pas simplement parce que c’est nouveau, mais parce que c’est un moyen et non une fin. C’est plus profond. La technique c’est vertigineux, je ne suis pas amoureux de l’ordinateur mais de ce qu’il permet de faire ».
La danse de demain ne se fera donc pas sans humains ?
« Il y a tellement de choses à faire avec des technologies anciennes de 5, 10, 500 ou même 1000 années, que je trouve dommage et restreint de voir le futur de la danse seulement à travers les dernières avancées technologiques ».
N’avez-vous pas l’impression que c’est au croisement des nouvelles technologies et de la danse que se trouve le futur de la danse ?
« J’espère que ça ne sera pas le cas. J’espère que la technologie va rejoindre au maximum la danse, qu’elle en fera partie et que ça sera quelque chose de nouveau – à 5% ou 10% – mais qui ne changera pas radicalement la danse. Le futur de la danse, c’est l’évolution douce, faire émerger le nouveau à partir de l’ancien. Ce que nous apportent les nouvelles technologies, ce ne sont pas seulement des nouveaux outils, mais de nouvelles sensibilités. Il faut donc commencer par se poser la question : Pourquoi la technologie ? »
Qu’est-ce que vous a apporté le Dansathon ?
« Ces derniers temps, j’organise des jam de code, mais je n’ai plus le temps d’y participer. Pourtant ma passion artistique est bien réelle. On me met souvent dans la case de technicien, sans méchanceté, mais sous-entendant que je suis incapable de créer, je ne me sens donc pas toujours à ma place. Dans l’équipe, on a chacun trouvé notre place, quitte à les échanger. On a aussi été très curieux des uns et des autres, j’ai rencontré des gens ouverts d’esprit et qui ont une aisance physique incroyable, ce qui permet de créer un contact humain sans gêne. Le retour à la vie normale va être très difficile, cette expérience est presque thérapeutique pour moi. »
Jonathan Thonon
Théâtre de Liège – Programmateur festival Impakt
& Pierre Thys
Théâtre de Liège – programmateur danse
Comment s’est inscrit le Dansathon dans le projet du Théâtre de Liège ?
« Jonathan Thonon : La Maison de la Danse de Lyon nous a contactés car nous faisons partie du même Pôle européen de création. Le projet Dansathon nous a tout de suite titillé, car cela rentre dans les dynamiques déjà mises en place avec notre festival Impact qui s’intéresse aux nouvelles technologies. Même si on fait figure de petit poucet parmi ces grandes maisons et la Fondation BNP Paribas, nous n’avons pas à rougir de la qualité de création en Belgique. »
Qu’est ce que permet ce format Dansathon ?
Jonathan Thonon : « Dans le processus des arts de la scène, on arrive avec un projet. Ici il faut arriver relativement vierge avec une envie, des compétences, une curiosité, mais sans projet. Parfois cela mène à des choses fragiles, mais la fragilité peut mener à des innovations, à du jamais vu. 72 heures ensemble, c’est à la fois court et long. Ça crée quelque chose d’intense. Mais on sait que si l’on doit mener un prototype à bien, il faudra prendre plus de temps. » Pierre Thys : « On se rend compte aussi qu’aujourd’hui, les maisons d’arts de la scène doivent s’ouvrir sur l’extérieur, transformer leur manière de diffuser et communiquer au public, articuler beaucoup plus la médiation et la programmation. Il faut percoler à travers l’institution et incarner de nouveaux formats. »
Le Dansathon a-t-il la capacité de modifier vos publics ?
Jonathan Thonon : « C’est un premier pas. C’est encore un laboratoire qui concerne un nombre restreint de personnes, l’ouverture publique reste encore intime. Mais le fait que ces nouvelles personnes commencent à infiltrer nos maisons va nous faire du bien. Nous avons besoin de changer nos pratiques. » Pierre Thys : « Le Dansathon permet un repositionnement de la danse sur ces innovations. Globalement le théâtre ou la danse restent tout de même dans quelque chose d’archaïque et artisanal. »
La technologie aussi, finalement, a quelque chose d’archaïque.
Pierre Thys : « Absolument. On s’intéresse aussi à toute la low-tech, qui est peut-être le futur de la technologie ! » Jonathan Thonon : « Ce qui est intéressant ici, c’est de créer une communauté avec les participants. Je pense qu’on raterait quelque chose si cette communauté se délite à la fin de ces trois jours. Il va falloir continuer à animer, réactiver la communauté des gens qui habitent ici en Belgique. »
Le Dansathon a été imaginé en interconnexion. Comment avez-vous relié le projet aux deux autres villes ?
Jonathan Thonon : « Ça a été relativement naturel de travailler avec les partenaires. C’était le challenge : on ne voulait pas avoir trois villes qui travaillent dans leur coin sans discuter, mais voir quels allaient être les points de connexion, mais aussi de divergence. Pierre Thys : « Avec Liège et Lyon, nous sommes sur la même longueur d’ondes. Mais tu sens que Londres est déjà plus loin, dans le rapport de la danse et des nouvelles technologies. La ville est plus grosse, plus cosmopolite et plus de gens travaillent le sujet. »
Voyez-vous déjà des divergences entre les villes ?
Pierre Thys : « On le voit sur les profils. En France, par exemple, le territoire étant beaucoup plus grand, on a plus de chorégraphes institutionnalisés qui se sont inscrits. À Liège, la danse institutionnelle n’est pas présente. »
Quelle serait la particularité de Liège ?
Jonathan Thonon : « Des questions méta transitent : celles du rapport du corps à la technologie. Nous ne sommes pas dans un rapport frontal d’utilisation et de manipulation, ni dans une vision très utilitariste. Nous pensons la technologie pour ce qu’on veut raconter. Certains groupes se demandent comment les technologies nous informent et nous transforment. Ici, ce n’est pas un rapport simple à la technologie qui est développé. Nous ne sommes pas dans des projets de démonstration ni de virtuosité. » Pierre Thys : « En Belgique, nous sommes ouverts à d’autres formes de représentation. La Belgique est un petit pays, on sort du cadre. Nos auteurs sont moins importants, notre théâtre est un théâtre de corps, pas de texte. S’il y a un ADN Belge, c’est celui de l’irrévérence et de l’indiscipline. » Jonathan Thonon : « La question de l’indiscipline, c’est le futur de la danse et des pratiques artistiques en général. Je ne suis pas contre la discipline, mais je pense que nos disciplines ont besoin de porosité. »
Marie du Chastel
Coordinatrice et programmatrice du KIKK festival à Namur
Vous êtes curatrice du KIKK festival et jury de Dansathon à Liège. Aviez-vous des attentes particulières pour cet événement ?
« Pas vraiment. Je me doutais qu’il y allait avoir au moins un projet de réalité virtuelle (VR) car en ce moment dans la danse, c’est par ici que ça se passe. Je m’attendais aussi à voir des choses avec des capteurs de mouvement, ce qui a été le cas. Les projets étaient tous très différents, chacun a su trouver un angle d’attaque. Ça aurait été dommage que tout le monde soit dans la réalité virtuelle, mais il y avait des projets plus physiques avec beaucoup de mouvement, des choses plus performatives, plus émotionnelles. »
Qu’est ce qui vous a touchée dans les expériences proposées ?
« Un des projets montrait comment la technologie nous reliait, en utilisant du fil et la vibration de smartphones. Quelque chose s’est passé dans une connexion sensible entre tous et dans l’espace. Le projet gagnant a utilisé de la VR et m’a particulièrement touchée car je portais le casque ! Au début, tu te retrouves dans une pièce, une chambre d’étudiant à l’esthétique polygonale. Il fallait un peu chercher, mais deux toutes petites danseuses dansaient sur le plan de travail de la cuisine. Tu comprends alors que ce sont les danseuses qui performent dans la pièce d’à-côté. Puis l’esthétique de la pièce se transforme devient plus pointilliste, et les danseuses se retrouvent au milieu de la pièce, flottant au dessus du sol. Je voyais mes mains en VR et naturellement je me suis mise à danser avec elles. »
Que rend possible la réalité virtuelle ?
« Dans la danse, la VR permet d’aller au plus proche des performeurs. On peut même traverser les corps, chose qu’on ne fait jamais normalement car on ne dépasse pas une certaine zone d’intimité avec des inconnus. La VR permet aussi de changer les règles de la gravité, d’entrer dans une proposition onirique. »
Le Dansathon pose la question du futur de la danse. Est-ce que vous avez pu trouver des pistes de réponses ?
« Quand on réfléchit à ce croisement entre danse et technologie, l’idée de capter le mouvement, le mélange entre virtuel et réel, la connexion entre les publics et les performeurs, sont des directions que la danse a déjà prises. La danse se dirige vers des formes où l’aspect génératif et interactif participent à créer l’expérience. Le quatrième mur est assez loin derrière nous. »
Inversement, vers quoi se dirige la technologie ?
« Je pense qu’il y a un gros domaine qui se développe : le machine learning, c’est-à-dire l’intelligence artificielle. Pour le moment, il y a beaucoup de choses qui se passent en termes visuels. On apprend aux algorithmes à analyser des images, voir à recréer des formes. Par contre, le son est encore mis de côté. C’est quelque chose qui va se développer et amener du sensible. Les artistes ont toujours repris les technologies afin de les hacker, de les détourner de leur fonction. Je pense que c’est précisément là que se créent les choses les plus intéressantes. Comme le détournement du capteur Kinect [capteur de mouvement développé par Microsoft pour la console de jeu vidéo Xbox], typiquement. »
Dans ce genre d’expérience, qu’est ce qui est le plus important ?
« Certainement l’expérience humaine et l’apprentissage. Le fait de se retrouver avec des gens que tu ne connais pas, devoir construire, devoir prendre un rôle dans une équipe, prendre des décisions en commun, renoncer à certaines choses. Pendant des années, on a fait des hackathons au KIKK festival. Il y a des projets qui en sortent, mais finalement ce ne sont pas les projets qui sont réellement importants. Plutôt cette dynamique d’équipe, l’ambiance qui peut s’y produire. »
Ce critère a-t-il été déterminant dans le choix du projet gagnant ?
« On voyait que toute l’équipe avait réussi à s’entendre, qu’elle avait réussi à mettre en commun les idées de chacun dans un temps réduit. Un autre critère était de choisir un projet avec le potentiel de continuer. Un projet qui peut être montré, aller de l’avant et se développer. À la clé, il y a un budget de production. »